- IDÉOLOGUES
- IDÉOLOGUESHonnis sous la Restauration, voués ensuite au mépris, les idéologues commencent enfin à retenir l’attention de quelques-uns. Ces républicains d’Ancien Régime ont été les philosophes de la Révolution; matérialistes assurés, partisans du nouveau pouvoir, ils n’ont pas hésité à assumer de fortes responsabilités, ont survécu à de grands dangers, se sont montrés pleins de courage en des temps dangereux et très français par le goût des idées générales, la recherche analytique des éléments de la pensée, l’indifférence aux fondements ultimes, la passion de la méthode; ils estimaient enfin qu’ils n’avaient aucune leçon à recevoir de l’étranger, surtout pas de cette Allemagne où sévissait l’obscur kantisme.Un nouvel esprit scientifiqueDélaissant la métaphysique considérée comme impossible, les idéologues s’adonnent aux sciences de l’homme. Cabanis, Destutt de Tracy, Volney, Siéyès, Garat, Daunou, Dupuis et tant d’autres sont unis par la jeunesse et l’amitié. Ils mettent beaucoup de leurs idées en commun, avides d’applications pratiques en ces temps de remuement des vieilles structures. À leurs risques, ils œuvrent à la constitution de la nouvelle société, dans les assemblées et ailleurs. Après la Terreur, ils créent les différentes instances de l’instruction publique: l’École normale, destinée à servir de modèle pédagogique; les écoles centrales résolument laïques, où la classe est remplacée par les cours, librement choisis par l’élève et dont les trois cycles traitent d’abord de la sensation, puis du jugement et enfin des savoirs indispensables au citoyen, en particulier celui de la législation. Des esprits d’envergure comme Destutt de Tracy et Cabanis ne dédaignent pas de s’y intéresser de très près. Enfin, ils organisent l’Institut de France, ses trois classes et surtout celle des sciences morales et politiques, réunion de savants et directoire de la science française; ils fixent ses buts collectifs, sollicitent son financement et imposent un nouvel esprit scientifique.En une décennie et demie, ils ont fourni un travail énorme, avant la réaction politique et la marée romantique. Ils ont en commun la conviction que la poursuite des causes dernières est impossible, donc inutile, que l’esprit critique est essentiel dans les sciences et que la sensibilité est l’expression de la vitalité dans l’homme. L’idéologie est une partie de la zoologie; ils fuient l’abscons et le subtil d’autrefois, ils se sentent dans un temps de novation sociale, de grande espérance humaine; ils se veulent unifiés, donc simples. Aussi détestent-ils la rhétorique et se préoccupent-ils beaucoup du langage et de la grammaire envisagée surtout sous son aspect logique.Antoine Destutt de TracyLe chef de l’idéologie fut Antoine Destutt de Tracy (1754-1836) qui, de 1801 à 1805, écrivit des éléments d’idéologie, une grammaire et une logique. Pour lui, penser, c’est toujours sentir; c’est sentir un rapport de convenance ou de disconvenance entre deux idées, entre une idée et une sensation, entre un désir et un souvenir. Seule la sensibilité nous fait dire que nous existons. La volonté, sous l’influence du jugement, de l’affectivité ou du désir, n’est pas initiative radicale, mais se réfère à nos appétits. Elle construit nos idées générales et dirige les mouvements de nos membres. Par les mouvements conscients que j’exécute et par les obstacles que je rencontre, j’appréhende l’existence d’autrui. D’où une conception promise à un long avenir: la conscience du mouvement, que va intérioriser Maine de Biran, aboutit à la notion de mouvement volontaire, donc d’effort. Nous expérimentons successivement la motilité, la force d’inertie et d’impulsion, puis l’obstacle comme étendue. L’étendue est la première propriété des corps, en rapport avec la résistance au mouvememt. La durée fugitive en est une autre, qui, elle, pourrait se passer de l’étendue, puisque le sentiment de notre existence à lui seul peut la faire naître, pourvu que nous la fassions passer par le mouvement, fondement de toute mesure.La grande différence entre l’homme et les autres vivants est qu’il n’a pas besoin d’une réaction immédiate à une autre force pour se mettre en mouvement. Il a en lui-même le principe de son action, bien qu’il soit toujours obligé de s’appuyer sur des forces étrangères. Être libre n’est autre chose qu’exécuter sa volonté. Tels sont les linéaments du corps de doctrine de Destutt de Tracy. Sa pensée, qui n’est pas réflexive comme celle de Maine de Biran et qui est beaucoup moins génétique que celle de Condillac, est un modèle de matérialisme psychologique, ami de la clarté et très précis dans la zone qu’il exploite entre les dangers de la métaphysique et les délires de l’inconscient.Georges CabanisLe médecin Georges Cabanis (1757-1808), mort trop jeune après une existence consacrée à l’amitié et au bien public, fut aussi un des grands idéologues. Bien qu’il l’ait aidé à prendre le pouvoir, Bonaparte le considéra comme dangereux et vain quand il osa désavouer sa dictature. Dans ses remarquables Rapports du physique et du moral , il contribua fortement à la naissance de l’anthropologie. L’étude du physique est selon lui aussi nécessaire au moraliste qu’au médecin, s’ils veulent diriger l’homme vers le bonheur que sa nature comporte. Pour Cabanis, les idées viennent des sens ou en sont le produit. Mais, bien plus que Condillac, il voit dans l’instinct le lien entre l’intellect et l’organique. C’est là reconnaître l’existence d’une sensibilité inconsciente et le jeu très complexe qui a lieu entre l’homme intérieur – ainsi désigne-t-il, de façon bien remarquable, le cerveau – et l’ensemble des influences qui agissent sur les organes sensibles: âge, tempérament, climat, régime, maladie et surtout sexe, auquel il attache une importance majeure. Comme Destutt de Tracy, il prête toute son attention à la motilité, estimant que la conscience du moi senti et reconnu comme distinct des autres existences ne peut s’acquérir que par le sentiment de l’effort et l’expérience de la résistance. Il insinue qu’elle peut se produire indépendamment du monde extérieur, comme Maine de Biran le pensera.Ainsi que Jean Cazeneuve l’a suggéré, il y a derrière les descriptions de Cabanis un hylozoïsme de type stoïcien plus qu’un matérialisme camouflé. Il ne se croit pas obligé de prononcer une différence de nature entre le vivant et la matière brute. La matière, c’est l’énergie, et l’on passe par degré de l’attraction physique à l’affinité chimique, de celle-ci à l’instinct puis à la sensibilité. Cabanis amorce même un transformisme à la façon de Lamarck. Il n’est pas jusqu’au moi individuel qui ne soit une émanation de l’activité qui ébranle l’univers. Enfin, il convient de mentionner l’œuvre médicale de cet auteur; le soutien qu’il donna aux vues sur le progrès de son ami Condorcet, et ses idées sur l’éducation, dont Mirabeau, qui mourut dans ses bras, fut l’instigateur.Constantin-François VolneyConstantin-François Volney (1757-1820) est le moraliste et le sociologue de l’idéologie. Il représente, conjugués, l’amour du progrès et l’attachement paysan à la terre, avec une gravité constante et une sensibilité réelle mais mesurée. D’un courage entier pendant la Révolution et face à Napoléon qu’il aida d’abord, il fut toujours partisan du silence philosophique devant toutes les folies individuelles ou collectives. Il fut connu par le récit sobre et riche en renseignements de ses voyages en Syrie et en Égypte. Dans Les Ruines ensuite, il médite sur la décadence des empires qui se sont succédé sur la terre. Du haut des ruines de Palmyre, en une vue panoramique et prophétique, il traite de la multiplicité des systèmes religieux qui se clôt par la montée libératrice du peuple français. Dans ses descriptions hautaines, à peine apitoyées parfois, il témoigne de plus de sens moral que de sens religieux. Quatre ans avant la parution du livre de Condorcet, il raisonne à partir de l’idée de perfectibilité de l’homme; s’il reste fidèle aux lois de sa nature, celui-ci peut s’organiser pour un mieux-être. Il n’a pas été créé pour le malheur et l’angoisse et il est régi par des lois qu’il peut maintenir naturelles, s’il sait écouter ses capacités de sentir. L’ignorance est donc la pire des fautes. Avec la liberté retrouvée en Occident, un nouveau siècle, une société neuve vont s’épanouir, fondés sur la recherche du bonheur. Dans le Catéchisme du citoyen français (1793), Volney décrit les principes de la morale dont le premier est la conservation de soi: «Conserve-toi, instruis-toi, modère-toi, vis pour tes semblables, afin qu’ils vivent pour toi.» Dans des temps difficiles, cette éthique n’est pas sans virilité, si théoriquement elle représente une synthèse bien ardue d’un matérialisme et d’un stoïcisme peu enclins à l’enthousiasme.Cet indépendant incapable de palinodie s’est livré à bien d’autres travaux d’histoire et de méthodologie anthropologique, comme tant d’autres: Condorcet, Lavoisier, Laplace, Lagrange, Monge, Draparnaud, Lamarck, Bichat, Pinel, Broussais, Thurot, Fauriel, Rœderer, Dupuis, Daunou, Degérando, Garat, Siéyès, Ginguené. Leurs doctrines communes essaimèrent en Italie et, par Jefferson, en Amérique. La pensée romantique, l’éclectisme cousinien les firent oublier. La connaissance de leurs mérites commence à poindre à la fin du XXe siècle.
Encyclopédie Universelle. 2012.